Re-construire les territoires avec les habitant·es, notre méthodologie pour la consultation citoyenne de la Roya
Il y a quelques mois la vallée de la Roya s’est trouvée dévastée par la tempête Alex. Pour aider les habitantes et habitants à faire entendre leurs voix et surmonter leur désarroi, Emmaüs Roya et la fondation Abbé Pierre ont rédigé un livret puis réuni sur un week-end une centaine d’habitantes et habitants de tous âges et tous profils autour d’ateliers d’éducation populaire et de concertation. Des membres de makesense sont venus bénévolement participer à l’élaboration et à l’animation de ces ateliers. La méthodologie a permis, en un week-end, de faire converger en toute convivialité les 40 habitant·es autour d’une vision commune et surtout donné envie à des personnes de se porter volontaires pour prendre la relève. Découvrez dans cet article nos outils, nos méthodes et nos premiers apprentissages et regardez la vidéo de Paloma Moritz réalisé pour Blast
Définir les objectifs et valeurs
Lors d’un appel de préparation nous avons demandé à Marion Gachet d’Emmaüs Roya quelles étaient ses intentions et avec quoi il était important que les participant·es repartent. Elle nous a indiqué les points suivants :
Des rêves communs : au-delà des sinistres matériels, les habitant·es souffrent du manque de perspectives lié au déficit d’écoute des pouvoirs publics, des restrictions sanitaires liées au COVID qui font que, depuis la tempête, il n’y a pas eu d’invitation à se retrouver. Il est important de se projeter au-delà de la situation d’urgence pour envisager des perspectives positives sur le long terme.
Des plans d’action : à la suite du livret 1 qui fait œuvre de diagnostic, l’ambition d’un deuxième livret est de consigner des plans d’actions que les habitant·es souhaiteraient mettre en place.
Au-delà des livrables et objectifs à court terme, il était important de s’assurer que nos démarches étaient animées par les mêmes valeurs. Dans le manifeste de makesense pour les politiques publiques citoyennes nous mentionnons différentes prérogatives autour desquelles nous pouvions nous mettre d’accord et que nous avons essayé d’honorer ensemble.
La transparence : rendre les contours de la mobilisation clairs avant, pendant et après, tant sur les enjeux, le réel pouvoir de décision, que sur les délais, la méthodologie et les outils utilisés : il a été précisé que les contributions des participant·es seraient consignées dans le prochain livret. Une prise de note digitale de toute la journée ainsi qu’un affichage exhaustif des prises de note papier sur des panneaux ont été réalisées. La méthodologie a été consignée dans cet article et la synthèse, réalisée et présentée par les citoyen·nes a été faite le lendemain lors d’une réunion publique à laquelle la presse avait été conviée
L’expertise partagée : considérer que chaque personne est dotée d’une expertise d’usage propre qui mérite d’être partagée, et que par ailleurs, chacun·e est apte et digne, s’il lui est donné le temps d’apprendre, de prendre des décisions éclairées pour le bien commun. Nous avons inclus dans le déroulé de la journée des moments d’échange entre novices et “citoyen·nes· expert·es” qui en vertu de leur formations (architecte, ingénieur, urbaniste) leurs activités professionnelles (guides de montagnes, agriculteurs) ou leur vécu (sinistrés, étudiant·es sur la côte) pouvaient permettre à toutes et tous de donner leur avis, faire preuve d’empathie ou monter en compétence sur un sujet
La bienveillance : avoir conscience que la collaboration ne se décrète pas mais est la résultante d’un maillage de personnes physiques et morales qui se sentent suffisamment en lien et en confiance pour s’exprimer et faire société malgré leurs divergences. Nous avons voulu créer une atmosphère conviviale où la parole de chacun·e est respectée malgré les divergences de besoins ou de points de vue. Les personnes moins à l’aise à l’oral ou traditionnellement moins écoutées, étaient accompagnées et respectées dans leur prise de parole et accompagnées si elles en exprimaient le besoin
L’accessibilité : rendre les lieux, les moments et les lexiques de prise de décision accessibles à tous et toutes. Il s’agit d’entendre les gens là où ils sont, quand ils le peuvent, et ce sans discrimination de classe, de genre, de race ou de condition. Nous avons essayé d’éviter autant que possible le jargon technique et quand il était nécessaire de les utiliser, de laisser suffisamment de temps aux gens pour s’approprier et comprendre les concepts ou les acronymes. Nous avons proposé un buffet gratuit, privilégié des espaces qui étaient centraux et faciles d’accès et tenté de proposer aux enfants des activités autour de la cartographie pour qu’ils ne s’en sentent pas exclus.
Préparation des ateliers
L’équipe projet constituée de Marion et Charlotte d’Emmaüs Roya, Anouk de la fondation Abbé Pierre, Caroline et Antoine de makesense se sont réunis 4 fois une heure pour s’accorder sur les lignes directrices, répartir les tâches et les travaux préliminaires qui permettaient d’atteindre les objectifs que nous avions fixés avec Marion.
Le recrutement des participant·es
Le recrutement des participant·es a été un peu épineux. La réflexion initiale était la suivante : nous ne voulions pas faire un atelier ouvert au public car nous redoutions le fait que ce soit “toujours les mêmes”, c’est-à-dire des gens “politisés”, militants, qui ont l’habitude de participer à ce type d’événements. Et même nous craignions que des personnes qui habitent hors de la vallée participent en masse… Au contraire, nous voulions des habitant·es de la vallée qui soient représentatifs des différents âges, milieux sociaux, villages et aussi des différents “profils de sinistré·es”. C’est pourquoi, à la base, nos participant·es à l’atelier devaient être les 21 personnes interrogées pendant les entretiens. Ces personnes ont été choisies dans le but d’avoir un panel représentatif de la diversité :
- mixité : 8 hommes et 13 femmes
- lieu de résidence : 6 habitent à Tende (dont 1 à Vievola et 1 à Saint-Dalmas de Tende), 4 de la Brigue (dont 1 à Val-des-prés et 1 à Bens), 4 de Fontan (dont 1 de Berghe), 2 de Saorge, 5 de Breil (dont 1 de Libre et 1 qui a quitté le village suite à la tempête)
- milieux sociaux et travail (retraités, actifs, agriculteurs, artisans, fonctionnaires)
- Toutes ces personnes ont été impactées par la tempête, d’une façon ou d’une autre (emploi, habitat, etc)
Malheureusement, seules 8 des 21 personnes interviewées ont pu ou voulu participer à l’atelier. Certaines témoignent d’une fatigue et d’une lassitude à l’idée de réfléchir à tout cela, alors que le traumatisme est encore présent. Nous avons donc dû changer de stratégie (à peu près 12 jours avant le jour J).
Nous avons donc continué à dresser une liste de “profils” qui nous semblaient intéressants, que nous avons démarchés directement par SMS et téléphone (les 10 jours précédant l’événement). Nous avons remarqué que beaucoup des personnes contactées ont été “touchées” voire “émues” d’être “démarchées personnellement”, “qu’on pense à elles” et qu’on les invite elles particulièrement. C’est donc un système à garder voire améliorer pour la suite. Enfin, 2–3 jours avant nous avons “élargi” davantage les inscriptions en publiant sur les réseaux sociaux et les groupes whatsapp inter-valléens.
Si vous voulez entendre des témoignages d’habitant·es, vous pouvez lire cet article de Caroline Delboy
Les visuels pour l’animation
Anouk s’est chargée de préparer des panneaux à imprimer. Avec l’aide d’Antoine, ils ont défini comment les cartes issues du livret Le Journal du Débord allaient servir de supports pour accompagner l’animation de la journée et la capitalisation des idées. Nous avions des visuels pour présenter :
- Un ordre du jour
- Les règles de fonctionnement et les objectifs
- Un état des lieux de la tempête
- Les différents échelons territoriaux et leurs redevabilités
- Les personnages représentatifs de la vallée et leurs envies
- Des rêves communs pour le territoire
- Des plans d’actions pour la mobilité, l’économie, l’habitat et les infrastructures
© Caroline Delboy
La facilitation
Caroline et Antoine se sont occupés de la facilitation. Il s’agissait entre autre d’animer les temps de plénière pour que les horaires soient respectées ou réaménagées, de recruter et de former les animateur.ices, scribes ou facilitateur.ices pour les sous-groupes, de proposer des jeux ou des temps de pose en fonction de la dynamique du groupe.
Nous avons entre autres :
- Identifié et échangé en amont avec les animateur·ices de chaque sous-groupe pour s’assurer qu’ils aient la posture et les contenus nécessaires. Plus de temps aurait été nécessaire pour former et accompagner des animateur·ices citoyen·nes débutant·es pour les tables de world café et pour leurs donner des consignes claires sur les formats de rendus. Par exemple, il y a une grande disparité entre les “formats” de proposition du world café : les propositions issues de certaines tables n’étaient pas assez pragmatiques alors qu’on attendait un plan d’action détaillé sur les étapes à venir.
- Accompagné les rapporteurs·ses des groupes
- Annoncé et fait respecter un cadre de sécurité. Avec le recul nous pensons que ce cadre aurait dû être affiché en A3 dans chacune des salles de travail pour pouvoir plus facilement s’y référer quand la parole était coupée par exemple
- Adopté une posture dynamique pour énergiser les participant·es, leur donner confiance. Voici quelques conseils https://youtu.be/MuOEKWrFkJI
Restitution du livret n°1 :
Anouk et Charlotte se sont chargées de la restitution du livret : ”Le Journal du Débord”, co-écrit avec la Fondation Abbé Pierre.
Les ateliers sur les rêves
À travers cet atelier, nous voulions répondre à deux besoins évoqués dans les objectifs :
- Permettre aux personnes de se retrouver autour de perspectives positives qui leur permettent de sortir du court terme et de la posture de sinistré·es
- Aller au delà d’une reconstruction à l’identique sans répondre aux envies de changements radicaux qui étaient déjà explicites avant la tempête
Cet atelier ayant lieu en début de journée, nous avons décidé de diviser les gens en 4 groupes et de commencer par un rapide tour de table.
Sur chacune des tables, les participant·es étaient ensuite assigné·es à un binôme avec qui ils et elles avaient 10 minutes pour esquisser le rêve d’une personne représentative de la vallée. Chaque binôme piochait en effet une fiche de personnage fictif (mettre le lien) qui représentait un·e habitant.es typique de la Roya défini·e en fonction des interviews préliminaires qui avaient été réalisées pendant le recrutement des volontaires. Ces fiches, très détaillées auraient mérité un temps de lecture plus long ou une version plus courte pour tenir dans le temps de l’atelier.
Cet exercice permettait de pouvoir « se mettre dans les pompes » d’une personne différente, et d’encourager les posture d’empathie pour le reste de la journée, mais aussi de se permettre d’envisager des futurs originaux, non entravés par les rouages culturels ou administratifs habituels. L’idée était de répondre ensemble à la question : « comment cette personne aimerait que la Roya soit dans 10 ans ? »
En ayant aussi la marge de liberté pour pouvoir exprimer ses rêves propres, chaque binôme partageait ses conclusions au sein de son groupe durant une dizaine de minutes. Le facilitateur ou la facilitatrice de chaque table avait ensuite pour mission d’aider le groupe à faire émerger parmi les idées éparses exprimées, un rêve commun et cohérent ainsi que des porte-paroles au sein du groupe qui pourraient en faire la synthèse en plénière.
Parmi les enseignements, nous pensons qu’il aurait été préférable de proposer un document pro-forma pour que les binômes soient plus à l’aise en complétant des cases plutôt qu’en partant d’une feuille blanche. Nous pensons aussi qu’il aurait été souhaitable de proposer explicitement aux participant·es de partir de leur cas particulier s’il leur était trop difficile de se projeter en quelqu’un d’autre.
Les ateliers “world café”
Après une matinée consacrée à la rencontre entre les participant.es et à la projection d’idéaux, la deuxième partie de la journée était orientée actions et solutions concrètes. Nous avons organisé un “world café”, une méthode d’animation qui permet de faire contribuer tous les participant·es à l’émergence d’idées sur toutes les thématiques que l’on souhaite aborder.
Dans notre cas, nous avons organisé quatre tables sur quatre thématiques pré-identifiées : habitat, infrastructures, mobilité, économie (a posteriori, nous pensons qu’il y avait beaucoup de redondances entre ces thèmes et qu’il aurait peut-être été plus judicieux d’en choisir moins).
À chaque table, nous avons constitué un binôme animateur.rice-expert.e et facilitateur.rice. L’animateur.rice expert.e était une personne qui avait une connaissance du sujet par son expérience et/ou expertise et qui avait donc toute la légitimité et le bagage suffisant pour poser les bonnes questions sur sa thématique, rebondir, suggérer des pistes et faire réagir avec des chiffres-clé. Son rôle n’était pas de partager son expertise de façon ascendante mais de mettre son expertise au profit du groupe en questionnant, en relançant de manière adaptée et de façon à faire avancer le groupe pour qu’il puisse voir toutes les facettes d’un problème. Le ou la facilitatrice étaient là quant à eux pour être en soutien sur la facilitation (respect du temps imparti, note de synthèse, aider si le groupe est difficile, intervenir si le groupe se perd dans les détails ou dérive de sujet, etc.).
Le fonctionnement du world café est le suivant : les participant.es se répartissent en 4 sous-groupes qui vont s’installer à une table thématique. Pendant 30 minutes, l’animateur.rice pose des questions (préparées en amont) et note sur des post-its les réponses des participant.es. Dans notre cas, notre volonté était de faire émerger des pistes d’actions concrètes pour chaque thème et de préciser les ressources (humaines, matérielles, financières) requises pour que cette action soit mise en place.
Au bout de 30min, chaque groupe change de table tandis que les animateurs.rices et les facilitateur.rices restent à leur table. Ils et elles accueillent le nouveau groupe en leur faisant un résumé / synthèse des échanges qui ont eu lieu avec le groupe précédent et repartent de cette base commune avec de nouvelles questions pendant 30 nouvelles minutes. Trois tours de table sont effectués selon cette même configuration
Au 4ème et dernier tour, l’enjeu n’est plus de faire de l’idéation mais de synthétiser et d’aller en profondeur pour proposer des pistes d’actions concrètes et réalistes, à positionner sur une échelle de temps (urgent / moins urgent) et d’importance. Avec le recul, il nous a semblé que cette étape était peu confortable pour les participant·es et qu’il était préférable que les facilitateur·ices gèrent seul·es la synthèse de manière plus cadrée et cohérente, avec quelques citoyen·nes qui seraient volontaires pour faire la synthèse le jour J mais aussi lors de la réunion publique le lendemain. Ceci aurait également été plus facile pour la personne volontaire qui présentait la synthèse le lendemain car elle se serait mieux approprié les notes prises. À la fin de ces quatre tours, un plan d’actions concret a été formalisé pour chaque thématique et un ou une rapporteur.se de table les présente en pleinière. Un grand carton format A1 permettait d’écrire, dessiner ou coller, différents éléments qui servaient à la présentation finale.
La journée de restitution
Le dimanche 30 mai, Emmaüs Roya organisait un débat public où 14 représentants des pouvoirs publics (les 5 mairies de la vallée, la CARF, la préfecture avec les deux Préfets, le Département 06, la Région PACA et la député Alexandra Valetta Ardisson) avaient été invités. 10 invités ont décliné l’invitation, la CARF n’a pas pris la peine de répondre, et seuls 2 se sont déplacés : Sébastien Olharan, maire de Breil, et Patricia Rastello, suppléante de la conseillère départementale Valérie Tomasini. Après le débat public, le Collectif du 5 novembre : Noailles en colère a été invité pour l’occasion afin de partager leur expérience suite à la crise de l’habitat à Marseille en 2018, et d’expliquer les modes d’actions collectives qui permettent de pallier aux déficiences publiques en cas de catastrophe. Voir le communiqué de presse
La logistique
La logistique est un aspect essentiel pour le bon déroulement des ateliers.
Locaux
Nous les avons obtenus gracieusement de la mairie de Breil des locaux qui correspondaient à un cahier des charges assez précis :
- de quoi afficher les 10 panneaux qui servent de supports à l’atelier
- Une quarantaine de chaises pour les séances en plénière dans une salle qui n’a pas besoin de sonorisation, donc suffisamment petite, mais aussi suffisamment grande pour que l’on puisse respecter une certaine distance
- Un espace que l’on puisse aérer pour respecter le protocole sanitaire
- De quoi séparer les participant·es en 4 groupes de 10 autour de tables sans qu’ils se gênent mutuellement
- La salle pour la journée grand public devait être accessible et dans un point central avec une sonorisation
Nourriture
- Deux bénévoles d’Emmaüs Roya ont cuisiné pendant toute une journée pour proposer un buffet en cohérence avec les valeurs de l’association : uniquement avec des produits de la ferme et seulement 6 ingrédients achetés (Farine, Gorgonzola etc.)
- Tarte aux orties et gorgonzola
- Houmous de guacamole
- Pissaladière
- Une buvette était proposée durant la journée ouverte
© Caroline Delboy
Emmaüs Roya a fait savoir notamment par ce communiqué de presse qu’ils ne souhaitaient pas organiser les prochains ateliers afin de laisser à d’autres l’initiative de faire entendre les voix des habitant·es de la Roya . Puisque des habitantes se sont spontanément déclarées pour donner suite, nous avons décidé d’organiser une session de formation a posteriori et de décrire dans cet article les méthodologies que nous avons utilisées qui leur serait utiles mais qui pourraient aussi inspirer d’autres territoires.